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les preuves et l'épreuve

À l'instar de l'acheteur de meubles suédois qui doit construire son achat de retour chez lui, le francophone de France et de Navarre devient toujours plus fréquemment obligé par les médias parlés de remettre en forme à ses frais le français approximatif déversé dans ses oreilles. Mais sans que la notice lui soit fournie... Voici un exemple parmi des millions.

Dans un entretien radiophonique, un ancien ministre effare les auditeurs un peu attentifs par cette absurdité : "l'épreuve des chiffres ne résiste pas à l'analyse" (sic). Phrase totalement inepte, chacun en conviendra. Sans doute cet orateur professionnel voulait-il affirmer, en réalité, que les chiffres ne résistent pas à l'épreuve de l'analyse, autrement dit que les chiffres ne résistent pas à l'analyse tout court ?

Non, ce n'est pas encore ça.

En fait, il se trouve que M. le ministre ne sait simplement pas prononcer les sons de sa propre langue : ce n'était pas l'épreuve [lépreuv] des chiffres qu'il voulait réfuter mais les preuves [lêpreuv] des chiffres. Ce sont donc les preuves qui, selon lui, ne résistent pas à l'analyse. Hélas, M. le ministre, bien qu'étant passé par l'école primaire et avoir reçu des leçons sur l'accent aigu et l'accent grave, croit aujourd'hui que l'épreuve et les preuves se prononcent exactement de la même manière. Il est vrai que cette ignorance est dans l'air du temps.

Le son é et le son ê sont pourtant tellement différents à l'oreille qu'une langue mère de la nôtre, le grec, s'est dotée pour ces deux sonorités de deux lettres distinctes, impossibles à confondre visuellement : l'epsilon ε et le hêta η.

Dans notre langue, comme en grec, le son é et le son ê sont tellement peu interchangeables que personne ne se ridiculise à proposer de boire une biér au lieu d'une bière, à parler une langue étrangér plutôt qu'étrangère, ou à marcher sur la corde réd plutôt que raide. Pourtant, le nombre d'orateurs professionnels - politiciens, journalistes, enseignants, comédiens - qui articulent au hasard un é au lieu d'un ê ne cesse de croître. Le parler médiatique propage dans le français courant cette dislocation du sens et de la sonorité. La perte de repères orthographiques en facilite ensuite la propagation.

Mais dans le cas du ministre qui confond les preuves et l'épreuve, ont peut douter que la mauvaise maîtrise de l'orthographe soit en cause, et présumer que seule la tendance ambiante à la négligence articulatoire soit en cause. À charge pour les auditeurs de reconstruire laborieusement du sens. Ou de ne rien comprendre à ce que les politiciens racontent à la radio et ne pas s'en étonner outre mesure.

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