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de plus en plus compliqué

La complication, la difficulté et l'impossibilité sont trois notions différentes. Les mots pour les désigner ne sont pas interchangeables. Ni en français ni dans la plupart des langues.

Les observateurs de la Mission linguistique francophone constatent pourtant depuis 2012 que cette distinction est en voie de disparition dans l'esprit des orateurs professionnels, puis du grand public à leur suite. La confusion de sens s'opère dans leur esprit au détriment des adjectifs difficile voire impossible et d'une multitude de notions voisines ou éloignées (rude, subtile, éprouvant, confus, tendu, délicat, troublant, compromis, douteux, rebutant, implacable, etc), auxquelles ils tendent à préférer systématiquement l'adjectif compliqué.

Même lorsque la difficulté en question est dépourvue de complication, tout ce qui est en réalité difficile est devenu "compliqué".

Pour les démunis, les temps ne sont plus rudes, ni difficiles, ils sont "compliqués". Pour le candidat qui se désiste après mûre réflexion et dans l'intérêt général plutôt que le sien propre, la décision difficile, courageuse voire douloureuse ou pénible n'est plus décrite comme telle mais comme "compliquée". Pour un sportif, nager plus vite que ses concurrents serait aussi devenu "compliqué". Non, c'est très simple (il suffit de nager plus vite !) mais c'est difficile car épuisant.

La Mission linguistique francophone rappelle à ces orateurs imprécis et distraitement suivistes que compliqué n'est pas le seul terme propre à qualifier ce qui perturbe notre soif de facilité. Qu'il existe d'autres formulations, et en grand nombre.

Si c'est prendre le lecteur pour un demeuré que de lui rappeler cette vérité première, que dire de l'orateur professionnel qui la perd de vue et décèle désormais du "compliqué" partout et du difficile nulle part ? Qu'il est un demeuré ? Non, ce serait trop facile. Car la cause réelle de cette tendance est sans doute plus... complexe : s'y mêlent un peu toutes les négligences professionnelles qui altèrent le français médiatique. Nous n'en ferons pas la liste. Ce ne serait ni difficile ni compliqué ; ce serait désobligeant.

Moins de dix ans après la brusque apparition de ce phénomène régressif, la tendance s'est amplifiée et l'éventail de qualificatifs paresseusement remplacés par "compliqué" s'est accru. Ainsi, les distinctions de sens suivantes - une petite centaine ! - sont-elles en passe d'être considérées comme trop fines à manier par les professionnels de la parole, qui les remplacent graduellement par le vague "compliqué" :

difficile, complexe, délicat, problématique, pas simple, pas évident, confus, obscur, trouble, troublant, troublé [période troublée, et non compliquée], embarrassant, gênant, préoccupant, éprouvant, périlleux, dangereux, hasardeux, malheureux, houleux, tendu, lourd, rude, acharné, pénible, douloureux, insupportable, impossible, exclu, précaire, incertain, peu probable, compromis, voué à l'échec, vain, utopique, litigieux, douteux, équivoque, mal engagé, encombré, peu propice, inadapté, maladroit, poussif, ralenti, encombré, surchargé, chargé [programme chargé, et non compliqué], inextricable, irréalisable, insaisissable, inaccessible, difficilement accessible, malcommode, impraticable, problématique, infructueux, hésitant, douteux, peu crédible, peu plausible, bizarre, inenvisageable, inacceptable, inconfortable, instable, intenable, insatisfaisant, décevant, déstabilisant, déstabilisé, déconcertant, décourageant, déprimant, désolant, regrettable, déplorable, rebutant, contraignant, ruineux, coûteux, inquiétant, implacable, épuisant, éprouvant, catastrophique, répréhensible, choquant, brutal, tourmenté, chaotique, anarchique, divisé, ingouvernable [pays divisé ou ingouvernable, et non pays compliqué], fou, triste, grave [prendre une grave décision et non une décision compliquée, comme le dit aujourd'hui un dignitaire annonçant sa démission].

Il n'y a pas là "évolution" de la langue mais bien régression et atrophie, puisque des distinctions de sens, voire des significations nettement étrangères les unes aux autres, disparaissent et le discours s'appauvrit au lieu de s'épanouir.

* NDE : Cet article a été publié en juin 2014. Devant la persistance de cette confusion, et pour épauler les efforts de l'Académie française qui nous a récemment emboîté le pas à ce sujet, nous le remettons sur le dessus de la pile. La liste des termes précis éclipsés par le vague "compliqué" a augmenté depuis 2014, jusqu'à friser la soixantaine de qualificatifs que nous récapitulons en gras dans l'avant-dernier paragraphe ci-dessus.
 

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Commentaires

Chambaron a dit…
C'est effectivement un des mots les plus « emblématiques » de la régression lexicale générale qui frappe les médias. L'hécatombe des synonymes est permanente, rendant les analyses insipides, les débats balbutiants et les échanges dignes de primates ânonnant leurs premiers concepts. Maitriser les nuances s'avère pour beaucoup de monde bien trop… complexe.
Miss LF a dit…
Chambaron, on ne saurait mieux dire.

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