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les liaisons agonisent

Chacun admet que "deux ans" ne se prononce pas deu' ans (hiatus) mais deu' z' ans (liaison euphonique).

Cette qualité instinctive de notre prononciation est mise à mal par les médias parlés de France, qui ont amplifié depuis deux décennies la surprenante mais fulgurante disparition des liaisons devant les euros, instaurée par les commerçants dès l'an 2000, comme si l'unité monétaire euro s'écrivait avec un H aspiré. Ce qui donne "vin euros" au lieu de vingt euros naturellement lié comme vingt ans ou vingt autres.

France 5, l'intéressante "chaîne du savoir" (c'est son slogan), a poursuivi ce travail de sape, en nous créant à partir de 2007 une pénible ribambelle de titres d'émissions à graphie ostensiblement défaillante, sur le principe de C à dire (sic) au lieu de C'est-à-dire.

Connaissez-vous quelqu'un qui dise vraiment "cé à dire" au lieu de c'est-à-dire ? Il semble que chez France 5, oui, on connaisse de tels gens. Outre l'absence invraisemblable d'une liaison que personne n'omet, il y a cette unique lettre C en guise de c'est. Histoire d'imiter la sténographie téléphonique des ados, bien sûr, et de nous exercer au passage à mal maîtriser la prononciation de la syllabe c'est qui n'est pas "cé" [ comme la lettre C ] mais  "cê" [avec un son Ê bien distinct du son É, comme dans flêche ou mère].

Quitte à être sourds à sa propre langue, autant l'être à fond, estima-t-on sans doute au sommet de la chaîne du savoir, où l'on décida de devancer activement le recul de l'articulation, de la lecture et de l'écriture en faisant briller à l'écran des C dans l'air et des C à dire.

Il est certain que l'agonie des liaisons est fille de l'ignorance orthographique. Deux-cent euros ou deux-cents euros ? Dans le doute, autant ne pas se mouiller : "je vous le fais à deux cen' euros".

Pourtant, les liaisons aident justement à ne pas commettre de faute d'orthographe dans notre langue ! Si l'on hésite sur la manière d'écrire 80, la liaison "quatre-vingts z'ans" nous confirme immédiatement qu'il faut opter pour quatre-vingts.

Une récente étude du CELSA sur l'état de la langue (1) posait cette question : "Existe-t-il encore un autre français que le français médiatique ?" Et concluait par la négative, en s'alarmant des conséquences qui en résultent.

Ainsi, parce que les médias parlés français se sont entichés de la suppression des liaisons les plus usuelles, parce que des animateurs et journalistes très écoutés disent désormais des choses comme "cé un gran' avantage" au lieu de c'est un grand avantage, ou "on envoie les cen entrées" (présentateur de Top Chef), l'heure est proche où leurs auditeurs à leur tour n'évoqueront plus le grand âge mais le gran' âge et affirmeront que les centenaires ont "cen' ans". . La liaison aura disparu du français courant. Ou plutôt, elle y sera devenue une exception de plus dans une langue disloquée jusque dans ses sonorités.

Tout un pan de la culture vivace s'écroulera ainsi par la vétusté qui s'attache déjà à la prononciation instinctive des liaisons, devenue une sorte d'accent de vieux.

Soudain trop savantes pour une langue médiatique qui revendique le droit à l'imprécision phonétique, ces gracieuses et secourables liaisons du français ancrées dans notre diction depuis des siècles seront devenues en quelques années aussi anachroniques que la marche saccadée des acteurs du cinéma muet.

(1) Convergence et communication linguistique, F. Allinne, sous la direction de V. Richard, 2008.

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Commentaires

Chirhughy a dit…
Triste constat effectivement...
Quelques corrections à apporter dans l'extrait qui suit : "Anis, parce que les médias parlais français se sont entichés " etc.

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