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parents dont l'enfant est mort : solutions pour un deuil sans nom

Beaucoup de langues, dont la nôtre, disposent de noms communs et d'adjectifs pour décrire la situation d'enfants ayant vu mourir leurs parents (orphelins, orphelines), de personnes survivant à leur conjoint (veuves, veufs) mais n'ont aucun mot pour les parents survivant à leurs enfants. Comme si ce deuil-là était tellement contraire à l'ordre des choses - donner la vie pour la voir reprise - qu'il en devenait indicible et innommable.

Depuis cinquante ans, les institutions françaises chargées de terminologie et de néologie répondent que ce n'est pas leur affaire. Ce sont pourtant les mêmes institutions qui se décarcassent avec talent pour trouver en peu d'années des néologismes comme logiciel, baladeur, télécharger ou courriel, répondant ainsi aux attentes du langage technique et industriel. Mais répondre aux attentes existentielles concernant le pire des deuils, c'est niet.

Nous nous sommes personnellement heurté dès les années 1990 à une telle fin de non-recevoir, assortie d'une compassion exquise. La direction de la langue français et des langues de France (DGLFLF) du ministère français de la Culture nous adressa sa réponse-type, ainsi formulée en substance  : "Nous sommes sensibles au deuil qui frappe ces parents et comprenons leur émotion. Mais il n'appartient pas à notre commission générale de forcer le langage courant à incorporer un terme qui ne semble pas lui faire défaut puisque ni la littérature ni l'opinion publique ne l'ont produit."

Rien n'a bougé depuis. Ce deuil est toujours sans nom.

C'est pourquoi, sous le coup de l'émotion, une certaine pétition s'est mise à circuler voici dix ans suppliant avec candeur le dictionnaire Larousse d'adopter un terme étrange pour désigner les parents endeuillés. Mais Larousse est un éditeur privé, et ce n'était pas la porte à laquelle frapper ; l'éditeur a donc botté en touche. La pétitionnaire s'est alors tournée vers diverses personnalités, dont Bernard Pivot et Brigitte Macron, puis s'est prévalue depuis lors (2018) de leur soutien de principe.

Hélas, les termes promus par les signataires de cette supplique sont d'une inadéquation irrecevable et ne seront pas reçus. Les voici : parange, mamange et papange. Contrairement aux apparences de leur construction hâtive, ils ne veulent pas évoquer des parents-anges, mais les parents d'un enfant mort devenu "ange". Or, en français, les noms communs désignant chaque parent sont la mère et le père, tandis que "papa" et "maman" sont des sobriquets usuels privés. Quant aux enfants morts - qu'ils soient morts adultes ou à tout autre âge, voire morts-nés - ce ne sont pas des êtres surnaturels dotés d'ailes leur permettant de flotter dans le zéphir. Ce sont des êtres humains à part entière. Là est toute la douleur.

Que l'on considère ce mot "ange" au sens mystique ou figuré, la proposition "parange" (escortée de ses naïfs dérivés "mamange" et "papange") est donc entachée d'une absence de laïcité et d'une mièvrerie discordantes avec le but visé, à savoir : déterminer officiellement un mot sobre, digne, pertinent, auquel une construction étymologique fine confère une légitimité peu discutable.

POUR ÉVITER D'ÊTRE HORS-SUJET
• Nous avons écarté d'emblée l'idée que le terme recherché doive se limiter au "deuil périnatal" [proche de la naissance : en très bas-âge, voire mort-né] comme on le lit çà et là. Non : il s'agit du deuil parental sans distinction d'âge de l'enfant. Les centenaires dont l'enfant septuagénaire vient d'être emporté par la maladie doivent disposer d'un terme partagé avec les malheureux parents dont l'adolescent est mort d'une chute en montagne ou dont le nourrisson a perdu la vie aussitôt né (ce qui est alors effectivement un deuil périnatal).

• Nous nous sommes interdit de tordre le cou à l'intelligence des mots, comme le fait la contraction "parange", laquelle se voudrait un condensé de "parent ayant perdu un cher petit ange" mais n'est que la contraction de "parent-ange" et signifie donc "parent angélique" et non "parent endeuillé de son enfant" ; à moins qu'il s'agisse du préfixe "para-" accolé à "ange" (parapluie / parange), ce qui signifie alors "contre l'ange", "protégé de l'ange". Dans les deux cas, cette constructions est hors-sujet.

• Nous avons écarté les mots-composés et périphrases, puisque notre langue est en quête d'un mot autonome, à l'instar de veuve, divorcés ou orphelin.

• Nous avons procédé à trois décennies de réflexion, de décantation et de concertation, y compris avec les courageux pétitionnaires porteurs de termes rejetés par l'usage autant que par la raison.

NOS PROPOSITIONS
Elles sont au nombre de quatre. En gras, nous les présentons accordées avec le genre neutre du mot parent.

Déspuéré / f. déspuérée / pl. déspuérés, despuérées.
Nous avons formé ce néologisme à partir d'un préfixe et d'un radical limpides :

• le préfixe - ou dés- qui signifie privé de (désarmé, désespoir, désargenté, désillusion, dénutrition) ;
• le radical latin puer qui signifie enfant (puériculture, puérile).

La sonorité de ces syllabes est sobre et poignante à la fois. Elle s'inscrit dans le sillage de désespéré tout en se rapprochant d'espoir (-éspuér-), rendant ce néologisme porteur d'une consolation future autant que d'une peine intime.

Terme univoque, il peut être proposé à cocher dans une liste de situations personnelles diverses : veuf, divorcé, retraité, déspuéré.

• Dépuéré / f. dépuérée / pl. dépuérés, depuérées.
C'est une variante du terme précédent. Par la suppression du son S, le choix de la forme dé- plutôt que dés- éloigne le mot de l'idée de désespoir.

Orphelin / f. orpheline / pl. orphelins, orphelines
Nous proposons ici une extension de sens de ce mot désignant déjà un deuil entre ascendants et descendants directs. Être orphelin permettra alors de se situer au centre d'une relation de transmission de la vie affectée par un deuil, qu'il soit ascendant ou descendant.

La sens actuellement orientée vers la perte de qui nous a donné la vie pourrait être rendu bijectif en s'appliquant aussi à la perte de qui avait reçu de nous la vie.

Il est a noter que l'étymologie du mot orphelin est parfaitement compatible avec cette nouvelle acception.

Le seul écueil est l'impossibilité de distinguer de quoi l'on parle quand on se dit "veuve et orpheline". Mais le contexte clarifiera toujours, au besoin par un complément de nom ("orpheline d'un enfant"), précision déjà nécessaire à la plupart des orphelins ("je suis orphelin de père, de mère" ; "jai perdu mes deux parents, me voilà orpheline").

On remarque que se dire "veuve ou veuf" de son fils ou sa fille serait scabreux, tandis qu'orphelins d'un enfant peut être rendu parfaitement cohérent par l'adoption officielle d'une extension de sens.

Au cours de nos trois décennies d'observation, c'est le terme de substitution qui s'est avéré le plus employé, dans les emprunts au vocabulaire déjà existant.

Désenfanté / f. désenfantée / pl. désenfantées, désenfantés.
Ce néologisme dont l'apparition est à mettre au crédit de la Belgique a le mérite d'être déjà employé dans certaines parties du monde francophone, et de pouvoir donc se prévaloir de son antériorité. Il ne souffre d'aucune des failles rédhibitoires des néologismes "parange" et "mamange", ni sur le plan symbolique ni sur le plan étymologique.

Toutefois, on peut lui faire le reproche de signifier que l'on a été enfanté et qu'on ne l'est plus (comme engagé, désengagé ; armé, désarmé).

Ainsi entendu, désenfanté - qui a de vifs détracteurs pour cette raison - est le véhicule d'un double faux-sens.

Premier faux-sens parasite : on cherche un mot pour désigner les parents et non les enfants ; or ce sont les enfants qui sont enfantés, pas les parents ; et ce sont les enfantés qui peuvent seuls cesser de l'être et devenir désenfantés ; or, les enfants morts n'ont pas cessé d'avoir été enfantés (ce serait les tuer une seconde fois que de leur retirer leur naissance !), ils ont cessé de vivre.

Second faux-sens parasite : si le mot désenfanté qualifie bien les parents, il est donc question de leur perte d'un statut qui n'est pas celui d'êtres enfantants mais d'êtres enfantés ; or, enfanté signifie qu'on a été mis au monde, et non que l'on est doté d'enfants (comme ganté signifie qu'on est doté de gants). Le parent "désenfanté" serait donc en toute rigueur un parent qui aurait cessé d'avoir été mis au monde ou dont la mise au monde aurait été annulée, ce qui est très poétique mais hors-sujet.

Pour accepter le terme désenfanté, il faut donc accepter officiellement une extension de sens du mot "enfanté", devenant : "pourvu d'un ou plusieurs enfants". Alors seulement, désenfanté pourra signifier sans conteste "dé-pourvu d'un ou plusieurs enfants".

Cette solution n'est pas absurde. Mais nous avons imaginé de résoudre la difficulté plus directement. En conservant le principe étymologique très judicieux du belgicisme dés-enfanté, tout en le débarrassant de sa faille sémantique, grâce au remplacement de sa racine latine problématique infans (bébé) par la racine latine puer (enfant) plus pertinente et que rien ne parasite.

Ce qui donne déspuéré, forme rénovée de désenfanté.*


Parent endeuillé / f. mère endeuillée (et non "maman" endeuillée) / m. père endeuillé (et non "papa" endeuillé) / pl. parents endeuillés.
C'est la périphrase la plus courte et la plus employée. Elle est sobre, digne et laïque. L'officialiser mettrait un terme à la quête d'un mot pour cette situation. Ce serait aussi un constat de renoncement.


CONCLUSION

Nous prônons l'adoption du digne et sobre néologisme déspuéré, que nous reconnaissons comme une amélioration du belgicisme désenfanté (voir ci-dessus la faille du terme "désenfanté").

À défaut ou provisoirement, nous recommandons soit l'adoption de la locution parent endeuillé, soit le belgicisme désenfanté, soit l'extension de sens du mot orphelin à toutes les relations de filiation directe, ascendante ou descendante, affectées par un deuil.

En tout état de cause, combler cette éprouvante lacune de notre lexique est indiscutablement un devoir prioritaire des institutions officielles d'enrichissement de la langue française. Les voici munies d'un néologisme viable et légitime.**



Frédéric Allinne, pour Miss L.F.

*La forme rénovée économise une syllabe au passage, ce qui lui évite d'être jugée trop longue par comparaison avec or-phe-lin et ne l'expose pas à s'entendre rabotée par la paresse articulatoire.

** L'arabe est doté des mots ثكلى Thaklaa ( féminin) et ثاكل - ثكلان Thklaan/Thaakil ( masculin).

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NDA : Ces trente ans de réflexion sont parvenus à leurs conclusions avec le concours d'un groupe Linkedin réunissant une quarantaine de spécialistes de la traduction et de la langue français, que nous remercions. Des échanges pleins de sollicitude avec Nadia Bergougnoux n'ont certes pas abouti à atténuer sa passion pour le néologisme "parange" qu'elle promeut par pétition, mais ont contribué cependant à progresser vers des options plus viables pour notre langue.

Commentaires

3P'titsTours a dit…
Bravo. Création réussie et démonstration imparable. Vous en avez fait part au Figaro qui reste scotché sur l'inepte "parange" ?
Nadia a dit…
Quel respect pour les autres ... !
Au fait, nous avons eu un article dans le Figaro au sujet de l'"inepte parange"...
Bonne journée
https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/2018/04/27/37002-20180427ARTFIG00029-parange-un-neologisme-pour-dire-le-deuil-des-parents.php
Miss LF a dit…
Nadia, merci pour votre louange. Oui, le respect est une valeur primordiale dans nos travaux.

Cet article superficiel du Figaro nous est connu. Il a même suscité notre vive consternation.

La journaliste du Figaro qui répercute cette proposition mort-née sans l'analyser n'est manifestement pas intéressée par la linguistique ni la philosophe ni la sociologue ni l'ethnologie ni l'anthropologie ni la culture francophone. Sinon, elle aurait émis les plus prudentes réserves sur la pétition en question. Elle semble plus férue de mondanités, puisqu'elle préfère citer des personnes connues que des règles d'étymologie plus connues encore.

Que 57 000 personnes soutiennent un néologisme qui n'a ni queue ni tête (ou plutôt : ni la bonne queue ni la bonne tête) ne fait certainement pas d'elles des abruties. Mais ces signataires de bonne volonté ne pèsent pas d'un poids suffisant face aux dizaines de millions de non-signataires : les francophones qui rejettent ce terme et refusent de l'adopter... A tel point qu'une pétition soit nécessaire pour tenter de les y forcer.


Vous noterez que nous ne lançons pas de pétition, pour aucune de nos suggestions. Aucune pétition n'est nécessaire quand un mot est bien pensé.

Mais si nos arguments en défaveur de "papange et "manage" semblent spécieux à qui que ce soit, nous sommes intéressés par la démonstration contraire. Nous avons le plus grand respect pour le dialogue contradictoire.

Une question nous taraude, toujours sans réponse : que vient faire l'image d'un "ange" dans l'expression digne, sobre, laïque, non mièvre et non surnaturelle, du deuil parental ?

Miss L.F.

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